Go!

Le go est un sport de combat. On donne des coups et on en reçoit. Il
faut faire mal sans donner l'impression d'avoir mal. On franchit un
palier chaque fois que l'on arrive à faire reculer un peu plus la
souffrance en disant "non, tu ne me fais pas mal, tu ne me fais pas
peur" sur des séquences de jeu délicates. A force d'apprivoiser la
souffrance, on finit peu à peu par avoir plus de maitrise sur le jeu.

Les 20k jouent vite en se rendant les coups sans trop réfléchir, et sans
se faire trop mal non plus.
En se mettant à réfléchir sur la meilleure façon de répondre au coup qui
vient d'être joué, le jeu les hypnotise. Le goban se réduit à quelques
lignes, à quelques pierres.
Les 15k jouent ainsi, en apnée. C'est en levant la tête, en prenant en
compte toute la surface du goban qu'ils font surface et peuvent
progresser jusqu'à 10k.
De 8 à 3k, on a affaire aux joueurs appliqués, ceux qui ont lu et qui
récitent leur leçon. Ils restent assis sans bouger, concentrés, comme en
équilibre.
Ceux qui se dépassent parviennent à 1k-1D, mais à quel prix !: la tête
dans les mains, grimaçant, se tortillant sur leur chaise... ou alors
pétrifiés dès que quelque chose semble leur échapper.
Les joueurs en Dan sont ceux qui ont acquis la notion du relâchement
et qui arrivent à la tenir le plus longtemps possible dans une partie.
Dans le go, on ne triche pas. On apparait comme on est. Tout est
lisible, humain. C'est pourquoi ce jeu est cruel et beau à la fois.

Le go est un jeu de beauté et de discipline. Le relâchement que l'on
arrive à acquérir donne une élégance à la fois dans la gestuelle et dans
l'attitude que l'on développe par rapport au jeu, qui elle-même permet
d'être efficace et de progresser.
Les pédagogues parlent beaucoup de l'aspect technique qui, c'est vrai,
est indispensable, mais le travail sur soi-même ne devrait pas être
autant négligé.
Je crois que beaucoup de joueurs franchiraient des paliers importants
s'ils installaient une petite caméra numérique sur eux tout au long
d'une partie, et s'ils essayaient de comprendre ensuite pourquoi tel
coup de leur adversaire les a affectés, a modifié leur comportement, a
créé chez eux autant de pensées parasites, et pourquoi ils ont mis si
longtemps à s'en remettre. Il faut savoir maitriser ses émotions, être
capable d'oublier immédiatement un mauvais coup, et jouer le coup
suivant et tous les autres en se disant "c'est le meilleur coup
possible". La tension accumulée et les attitudes négatives se paient
toujours à un moment ou un autre du yose, de la partie, du tournoi.

Le go est un sport qui compte trop peu de licenciés pour générer
d'anciens joueurs qui resteraient dans le go. Ailleurs, dans les autres
sports, dans les compétitions, il y a toujours un regard extérieur qui
est celui d'un entraineur qui accompagne ses élèves, les fait profiter
de son expérience, les corrige, les conseille et leur fait franchir les
paliers.
Rien de tout cela actuellement dans le go où chacun essaie de se gérer
par lui-même, mais si dans un futur que l'on espère pas trop lointain,
le jeu se développait en terme d'effectifs, je ne vois pas comment la
question de cet encadrement (en commençant par celui des meilleurs
joueurs français) pourrait ne pas être posée.
Serge Vincent